C’est une rubrique « Lumière sur » exceptionnelle à la laquelle auront droit nos lecteurs cette semaine. Louis Privat, actuellement en Grèce dans les Cyclades, nous a accordé une interview téléphonique où pendant près de deux heures, le célèbre – et très demandé – patron des Grands Buffets se livre comme rarement. Rencontre avec un homme au parcours d’exception.
Monsieur Privat, merci à vous de nous consacrer cet entretien. Nous souhaitions vraiment pouvoir revenir avec vous sur l’intégralité de votre parcours. Quand a donc commencé l’histoire de Louis Privat ?
Alors tout d’abord, c’est moi qui vous remercie de m’accorder de votre intérêt. Être dans la lumière des médias, c’est quelque chose de très gratifiant, cela sous-entend en général que l’on fait des choses qui intéressent le public.
Il est difficile de parler en bien de soi ou de ses propres projets, mais quand ce sont les autres qui le font, il y a un côté rassurant et on se dit qu’on est dans le vrai. Concernant « mon » histoire, je suis donc né à Narbonne, en 1953.
Vos parents notamment ont grandement participé au développement de la ville de Narbonne.
Absolument, mon père Raymond mais aussi ma mère Jeanne ont été des précurseurs pour offrir aux Narbonnais une offre de santé moderne. Avec la polyclinique le Languedoc, c’est la médecine de haute précision du XXe siècle qui a fait son apparition sur le Narbonnais.
J’insiste sur le fait que ma mère y est pour beaucoup, on ne retient souvent que mon père, mais c’est réellement un projet qu’ils ont piloté tous les deux. Elle était pharmacienne et s’occupait de la logistique au sein de l’établissement.
Par la suite, mes trois frères se sont greffés au projet, si j’ose dire. Jacques en tant que kinésithérapeute et directeur du service de rééducation, Jean en tant que directeur administratif et Etienne en tant que chef de service gynécologie-obstétrique.
Vous avez vous-même un temps dirigé la structure.
En effet, pendant cinq ans. Je me suis inscrit dans cette aventure familiale. Mon père et ma mère, qui étaient toulousains, lorsqu’ils sont arrivés ont compris qu’ils pouvaient être à l’origine de grandes évolutions dans le domaine de la santé. Et notamment en ouvrant une maternité pour y pratiquer des accouchements, car il n’y en avait pas à l’époque, on accouchait à domicile.
La renommée de mes parents a contribué à intégrer au sein de leur clinique de grands médecins ou chirurgiens, venus faire leur carrière à Narbonne. Il faut bien comprendre que la réussite de la polyclinique en avait fait une référence nationale et un modèle.
Ce dont je suis particulièrement fier, ce sont les 13 000 naissances qui ont vu le jour au sein de l’établissement, tout au long de son existence. 13 000 Narbonnais ou Narbonnaises qui ont bénéficié, ainsi que leurs parents, de cette structure. Ce n’est pas rien.
Pourtant, vous ne vous destiniez pas à ce genre de parcours étant jeune, ni-même dans la restauration. Vous avez fait de la scène et co-écrit un livre entre autres…
A Toulouse, je faisais partie de la Cie de théâtre Le Grenier de Toulouse. Sous l’égide du regretté Maurice Sarrazin qui était un peu mon père spirituel et très inspiré par les œuvres de Molière. Il m’a été offert le premier rôle de la pièce Fando et Lis de Fernando Arrabal.
C’était un grand honneur, je n’avais pas 18 ans à l’époque. On a fait une tournée et joué sur de grandes scènes à Marseille, à Genève… J’ai beaucoup apprécié cette époque, mais je ne me voyais pas continuer ma carrière d’acteur à Toulouse. D’autant plus que pour faire carrière dans le théâtre, il fallait monter à Paris et je n’en avais pas l’intention.
J’ai par la suite écrit un roman dont le titre est : « L’invitavie » en deux parties avec ma cousine « Mio » de son nom d’artiste. Mon pseudonyme à moi était « Louis Evoila », c’était également mon nom de scène au théâtre. Sur une idée que j’avais lancée, « je t’invite à vie ». Il définit à la fois un lieu et une narration onirique. Elle a écrit sa partie, j’ai écrit la mienne.
L’histoire de ce livre est entourée de nombreux hasards étonnants. Par exemple, ma cousine a confié la dactylographie à une secrétaire qui de sa propre initiative l’a fait lire à un responsable des éditions Privat ! Aucun lien de parenté connu avec notre famille, et vu que nous avions des pseudonymes, ils ne pouvaient pas connaître nos noms.
Un deuxième point troublant : les éditions Privat sont situées Rue des Arts à Toulouse, je vivais alors Rue des Arts à Narbonne. Et nous avons finalement été édités par la maison d’édition Edouard Privat.
Par la suite, vous allez suivre une toute autre voie.
Pour remettre les choses dans leur contexte, nous sommes alors en 1974 et éclate le premier grand choc pétrolier. La France met alors d’énormes moyens concernant les exportations. Je me lance donc dans un cursus universitaire de commerce international et pour compléter j’entame des études d’expertise-comptable. Je me retrouve embarqué dans cette aventure que je vais mener jusqu’à son terme.
Entretemps, je m’étais marié et j’avais eu un enfant. Je n’avais pas vraiment de projet précis, ni l’envie de courir le monde pour faire de l’import/export. Lors d’un stage chez Cappe, toujours à Narbonne en tant qu’expert-comptable, c’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de l’artiste-peintre Piet Moget qui a eu une énorme importance dans ma vie.
J’ai eu la chance de rencontrer ce grand peintre. Je m’occupais de tout ce qui était administratif le concernant. Il ne voulait rien savoir à ce propos. Maurice Sarrazin a été celui qui m’a tout appris concernant les arts scéniques, Piet Moget a été celui qui m’a fait découvrir l’esthétique à travers ses peintures. Il était en lien avec les grands artistes de sa génération, j’ai bénéficié de son regard, de sa sensibilité, de sa culture encyclopédique.
Je me suis rendu compte de l’importance considérable de l’esthétisme dans la vie, et surtout dans ma vie. Ce sera plus tard ma singularité dans mes futurs projets. Ces rencontres essentielles m’ont vite fait prendre conscience que l’expertise-comptable ne serait pas épanouissante me concernant.
On en arrive à la restauration, du côté de Leucate.
Effectivement, en grand habitué de Leucate-Plage, que ce soit avec mes grands-parents ou avec mes parents, j’ai décidé de reprendre l’établissement La Côte Rêvée. D’ailleurs, je n’ai pas osé dire dans un premier temps à l’ancien propriétaire que je négociais son restaurant pour mon compte personnel, il ne m’aurait pas considéré comme légitime à prendre sa suite. J’ai donc pu l’acquérir et avec Jane mon épouse, nous y avons apporté notre touche personnelle et l’avons fait décorer par un décorateur de théâtre.
J’avais cette ambition de faire bouger les lignes de l’esthétisme tout en apportant une offre nouvelle de restauration. A base de beaux produits de la mer, de la sardine en passant par le turbo, tout en proposant les poissons en entier dans l’assiette. Avec toute forme de cuissons disponibles à la convenance de chacun, en court-bouillon, au grill au feu de bois, en croûte de sel…
J’encourageais toujours les gens à se faire plaisir. L’idée : c’était la convivialité, avec des poissons à des prix accessibles, des bouteilles de vin et de champagne à des prix accessibles, pour que les gens puissent apprécier le moment sans avoir à se priver. Pour cela, nous avions un modèle économique vraiment révolutionnaire.
Traditionnellement, dans la restauration, plus un produit est cher et plus la marge est grande pour le restaurant. Notre politique à nous, c’était des marges équivalentes quels que soient les produits vendus. On préférait vendre 20 bouteilles de champagne avec des marges faibles, que 2 aux marges habituellement pratiquées en restauration. Qu’un client laisse une marge c’est normal, mais nous voulions vraiment que les gens qui viennent chez nous profitent sans craindre pour leur porte-monnaie.
L’aventure durera quatre ans, cette expérience m’apprendra notamment que la restauration saisonnière n’était pas ce que je recherchais. On travaille énormément pendant cinq/six mois puis beaucoup moins par la suite, cela impacte grandement votre rythme de vie et votre vie de famille. Cela ne nous convenait pas.
Et c’est ainsi que vous apprenez le projet de l’Espace de Liberté à Narbonne.
Hubert Mouly, maître Mouly, ce grand maire de Narbonne sera à l’initiative de ce complexe très novateur qu’est l’Espace de Liberté. On est en 1989, ce projet d’un centre réunissant piscine, bowling, patinoire et cafétéria sera un succès immédiat et retentissant.
Notre formule de buffet à volonté était également très innovante. Peu d’établissements voire aucun n’avait réussi à proposer et imposer une formule de buffet à volonté. Il y avait eu des tentatives notamment à Nice. Mais ça n’avait pas tenu.
Il est clair que le succès de la cafétéria était avant tout celui de l’Espace de Liberté. Entre 400 000 et 450 000 entrées payantes, c’était absolument colossal. Les flux étaient véritablement énormes. En plus, le principe de la cafétéria avait quelque chose de très moderne et qui plus est à volonté, c’était une révolution !
Il y avait nous et la Cafétéria Casino à l’époque et, contrairement aux idées reçues, la bourgeoisie narbonnaise raffolait de ce nouveau concept. Nous avons clairement bénéficié de la dynamique de l’Espace de Liberté et de cet effet de mode autour des cafétérias.
Et plus de trois décennies plus tard, vous êtes toujours là.
L’établissement a évolué et a eu plusieurs vies. Je tiens également, à l’image de mes parents et de la polyclinique, à rappeler que les Grands Buffets sont aussi bien le résultat du travail de ma femme Jane que du mien. Elle a autant de mérite que moi dans ce projet.
Au fil des années, nous avons choisi comme axe de développement la qualité en conservant les principes de générosité du buffet à volonté. Une qualité qui fait partie de la tradition, quand on parle de la cuisine et des arts de la table à la française. Depuis la Révolution française et l’apparition des premiers restaurants, la cuisine et le savoir-faire français sont partie intégrante de notre patrimoine culturel.
La cuisine française est notamment classée au patrimoine mondial immatériel à l’Unesco. Ce principe de l’entrée, plat, fromage, dessert auquel nous sommes tous attachés, est profondément ancré dans nos habitudes.
Aux Grands Buffets, nous sommes attachés à ce moment si spécial qui est celui du repas, où l’on prend son temps tout en découvrant ou redécouvrant les plats de la cuisine traditionnelle et de la grande cuisine. Des plats qui étaient libellés en français dans toutes les cartes des restaurants du monde, notamment grâce à Auguste Escoffier qui a fait la promotion de la cuisine française à l’international au début du XXe siècle.
On me pose souvent la question : les produits sont-ils frais, nous qui servons 1000 repas par jour. Je réponds, posez-moi plutôt la question : est-ce que vous avez un maître-artisan boucher, charcutier, chocolatier, un grillardin, un écailler, un fromager, un pâtissier, un boulanger… La réponse est oui. Et ces savoir-faire sont là pour vous rendre l’expérience Grands Buffets unique. Sans parler des fromages, où notre plateau est entré dans le Guiness des records.
Vous qui êtes un Méditerranéen dans l’âme, passionné par la Grèce où vous séjournez fréquemment, qu’y avez-vous trouvé là-bas ?
J’ai toujours eu besoin de me sentir près de la mer. Je ne me l’explique pas. Il est vrai que je passe quatre à cinq mois par an en Grèce, dans les Cyclades plus précisément. C’est un endroit d’une richesse exceptionnelle, pas d’un point de vue matériel, mais sur le plan humain, j’y ai trouvé des gens d’une grande générosité qui m’ont toujours accueilli comme si j’étais des leurs. D’ailleurs, je ne me suis jamais senti comme étranger en Grèce. Ce sont des gens sincères et d’une simplicité incroyable.
Et puis la Grèce… Lorsqu’on parle d’esthétisme, d’architecture ou de philosophie, ce sont nos racines culturelles occidentales. Albrecht Dürer a dit : « je commence à considérer la nature dans sa pureté originelle et à comprendre que l’expression suprême de l’art est la simplicité ». La simplicité n’est ainsi pas le commencement, c’est l’aboutissement. J’ai trouvé en Grèce une plénitude de l’esprit et un équilibre.
Et que fait Louis Privat lorsqu’il ne passe pas son temps à travailler ?
Oh et bien… Vous savez, en Grèce je suis invité à des mariages, à des baptêmes, à des repas de famille… Je me sens parfaitement intégré, j’aime passer du temps avec les gens que j’apprécie. Sans être uniquement dans le contemplatif, je me perds parfois dans mes pensées, il m’arrive de prendre quelques notes sur des idées dont je pourrais éventuellement me resservir. Cela peut être sur n’importe quel sujet d’ailleurs.
Avoir du temps, apprécier la simplicité de la vie, avec des gens qu’on aime. Trouver son équilibre ce n’est pas nécessairement évident, savoir être bien avec les autres et apprécier leur présence. J’essaie également d’apprendre un petit peu plus le grec au quotidien.
Avez-vous des regrets dans votre vie ?
Pas spécifiquement pour moi mais plutôt pour mes parents. Ce sont des gens qui se sont impliqués autant qu’ils ont pu et qui ont été déterminants notamment dans le domaine de la santé.
Et lorsqu’ils ont quitté la scène, ils sont rapidement tombés dans l’oubli. J’ai été surpris de ça, de ce manque de reconnaissance. Que plus personne ne parle d’eux. Heureusement, je tombe toujours sur quelques personnes qui se souviennent de leur aventure pionnière et de ce qu’ils ont apporté aux Narbonnais.
Vous y voyez une forme d’ingratitude ?
Je n’irai pas jusqu’à dire cela. Peut-être une forme d’indifférence de la part des pouvoirs publics, ce qui n’est pas le cas s’agissant de personnalités politiques ou du monde du sport. Mais je pense surtout que c’est l’époque qui veut ça.
Ils ont investi et se sont investis eux-mêmes énormément sur le Narbonnais, en terme d’emplois, de modernisation du système de santé du territoire. Je trouve qu’ils ont été trop vite oubliés.
Avez-vous peur vous-même d’être oublié ? Par rapport au déménagement des Grands Buffets entre autres ?
Je suis à l’opposé de tout ça. Vous savez, moi je suis un commerçant, alors que mes parents ont vraiment été à l’origine d’un apport sociétal pour tout le territoire. Puis tout a une fin. Ma satisfaction, c’est mon épanouissement personnel, celui de mes proches et voir qu’ils ont trouvé leur voie me suffit amplement.
J’ai trois enfants, Adrien lui est réalisateur de talent, Marie est osthéopathe sur Toulouse avec d’importants projets professionnels à venir, Laurent est musicien… Ils font ce qu’ils aiment et ils aiment ce qu’ils font, c’est ma véritable satisfaction. J’ai 70 ans, je me régale de travailler. Je suis en osmose avec moi-même, ce qui m’intéresse c’est ce que je vais faire demain et pas nécessairement d’un point de vue professionnel.
Et justement, pour conclure, que va-t-il advenir demain pour les Grands Buffets, où en est le projet de déménagement ?
Nous avons pris du retard, notamment du fait de la règlementation en matière d’urbanisme. C’est un énorme projet avec beaucoup d’enjeux, vous vous doutez que nous ne sommes pas dans la précipitation. Nous étions censés en dire plus avant l’été, mais il faudra encore patienter jusqu’à la rentrée.
Je peux en revanche affirmer que ça se jouera entre Carcassonne, dans la zone de Béragne, et Béziers dans la zone de Bayssan. Le déménagement ne devrait pas intervenir avant 2027/2028, et je ne peux que remercier les différents acteurs, élus et techniciens qui se mobilisent sans compter pour nous accueillir dans les meilleures conditions.