Philippe Pujol : “Si on veut que les gens consomment moins de drogue, ça ne sert à rien d’interdire”

access_time Publié le 16/03/2025.

Le journaliste, prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d’articles “Quartiers shit” à Marseille, a fait des origines sociales du trafic de drogue dans les quartiers dit prioritaires de sa ville une spécialité. Une expertise qu’il étend à la problématique sociétale de la consommation de drogue en France. Il vient de publier un nouvel ouvrage sur le sujet. Entretien.

Dans votre dernier livre, “Cramés, les enfants du monstre”, vous dites que le trafic de drogue se divise entre bourreaux et esclaves. On peut voir ça comme de l’ultra-libéralisme sauvage ?

En fait, les trafics de stupéfiants, en tout cas en Europe, et donc à Marseille ou à Montpellier, sont la reproduction du modèle économique légal. Nous assistons actuellement à une ubérisation de l’économie avec des auto-entrepreneurs qui travaillent pour des plus gros. Il se passe la même chose dans le trafic. […] Il y a de moins en moins de gros chefs et de plus en plus un marché fragmenté, segmenté, comme le marché de la grande distribution. 

C’est-à-dire ?

Il y les producteurs – Mexique et Colombie pour la cocaïne et Maroc pour le cannabis -, des transitaires – de gros bandits qui font passer les produits, qui ont des capacités de transport et de corruption avec suffisamment d’argent pour faire passer 5 tonnes d’un coup -, et ensuite les semi grossistes, ceux qui vont réceptionner une ou deux tonnes et qui vont les fragmenter en plusieurs lots pour les envoyer dans les cités. C’est par exemple la DZ Mafia à Marseille. Ce sont des groupes de bandits, souvent violents, avec des petites capacités de corruption. J’appelle ça “une corruption de contact” : un petit élu, un flic. Après ces gens-là, ils vont ensuite faire vendre la drogue au détail par des jeunes dans les cités. 

Pourquoi des jeunes ?

Parce qu’en fait, la vente au détail, il n’y a rien de plus chiant, de plus compliqué. Il y a des ressources humaines à mettre en place, c’est coûteux, la concurrence va venir en permanence t’ennuyer voire essayer de te voler ou te racketter, il y a la police en permanence et en même temps il faut garder un attrait pour la clientèle. C’est vraiment quelque chose de complexe. [Les semi-grossistes] l’ont délégué aux jeunes. […] Il n’y a qu’un lien commercial [entre chaque maillon], c’est tout, il n’y a pas un lien hiérarchique. Celui qui meurt ou part en prison, il est remplacé aussitôt. Et on s’en fiche.

Vous expliquez que les rappeurs actuels sont les chargés de communication des réseaux de revente. C’est-à-dire ? 

C’est ce que j’appelle le “Kalachnikov dream” : on fait rêver les gamins en leur faisant croire qu’ils vont avoir une ascension sociale par le crime. C’est le mythe de Scarface. Il y a trois éléments qui concourent à ça et le premier, c’est le rap avec ses chargés de com qui font croire que le trafic de drogue, c’est tranquille et de l’argent facile. Alors que la réalité, c’est la prison ou la mort.  La deuxième, ce sont des médias comme BFM, La Provence, Le Figaro dans lesquels on dit “les jeunes gagnent 3 000 € avec le trafic de drogue”. C’est totalement faux puisque en fait ils gagnent surtout des dettes à l’échelle d’une carrière. […] Et le troisième truc, ce sont les légendes urbaines qu’il y a au pied des immeubles. Ils parlent de ça tout le temps, tout le temps, tout le temps. 

Tout a fait qu’une partie de la jeunesse est toujours en train de penser qu’aller au réseau, ça va le faire, ils vont faire du fric et en même temps ils seront tranquilles. Ils sont persuadés que s’ils sont plus malins que les autres, ils ne se feront pas chopés. Et ce “kalachinikov dream” touche le milieu rural, les petites villes, le périurbain et pas uniquement les gens des quartiers issus de l’immigration. Tu peux aussi avoir des bons petits blancs de village qui aiment ça, il y a une fascination.

D’ailleurs, six personnes ont récemment été jugées par le tribunal de Béziers pour avoir séquestré et tabassé un homme sur fond de trafic de drogues. Ces techniques d’intimidation ou des règlements de compte semblaient réservées au grand banditisme, quand maintenant elle est utilisée par les moindres petits dealers… 

Cette violence, c’est une violence par faiblesse. Quand tu n’as pas de capacité de corruption ni de lien avec des gens qui peuvent te donner des informations, la seule compétence que tu as, c’est la violence. […] Tout ce milieu là dit de cité ou rural, tout ce petit banditisme, et particulièrement ceux qui démarrent, à part la violence, ils n’ont aucune possibilité. […] C’est le seul moyen qu’ils ont pour s’imposer dans le milieu, se faire respecter avec des durées de vie très courtes puisque quand tu es violent, les autres vont vouloir se venger. Dans le banditisme, être violent tout le temps, c’est suicidaire. Avant, les grands bandits étaient violents quand il le fallait, mais la plupart du temps ils étaient plutôt dans la négociation. Maintenant ils ne négocient rien, ils n’ont rien à négocier, ils n’ont aucun pouvoir, ils sont rien, ils ont tellement rien que tout ce qu’ils veulent faire, c’est faire peur. 

Et l’argent du trafic, où va-t-il si ce n’est pas entre les mains des petits dealeurs ?

Il y en a quelques-uns qui gagnent beaucoup de sous. Le blanchiment [d’argent sale], c’est une réalité. Certains ont beaucoup de sous, qu’ils vont dépenser en avocat, en cavale, en prostituées, en vacances à Dubaï… Mais ils auront du mal à s’acheter des choses sur le territoire français, ils seront obligés de partir. Eux ils sont riches en millions mais c’est 1 pour 200 000, tous les autres en dessous sont exploités par celui-là. Alors celui-là, comme il  s’affiche et qu’il prend soin de sa légende, il donne l’impression que les bandits sont tous riches.  Quand on dit les dealers, on parle de quoi ? Les 1500 dealers qu’on a en France, oui, cela ils sont riches, c’est vrai, mais après les 200 000 personnes qui travaillent plus ou moins dans le trafic de stups en France, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, eux, ils sont endettés et n’ont pas d’argent. 

“Ce n’est pas du tout un problème sécuritaire, c’est un problème économique et social”

[…] Cette violence, c’est les lésions et les symptômes d’un problème social français. Ce n’est pas du tout un problème sécuritaire, c’est un problème économique et social. Il y a des quartiers à l’abandon, des populations qu’on délaisse, pas d’espoir, rien, et ça permet ça. Marseille était comme ça depuis longtemps mais maintenant le problème c’est que cette misère, ce délaissement, cette perte des services publics, c’est partout, alors les lésions sortent de partout, y compris dans les petites villes. 

Les consommateurs de cannabis et de cocaïne sont de plus en plus nombreux malgré la répression. Que pensez-vous de la politique répressive menée actuellement visant à les rendre responsables du trafic ? 

C’est le nerf de la guerre puisque le discours politique consiste à laisser penser que le consommateur est responsable. Quand Retailleau dit “votre joint a le goût du sang”, ce genre de phrase, c’est bien joué, mais en fait ça n’a aucun rapport à la réalité. Quand ils mettent ça en avant, ils oublient un truc. Ils font croire, par exemple, que le la consommation de stup est une consommation festive ou récréative. Les mecs qui consomment un peu de joint le weekend, un peu de coke pour faire la fête, ça existe, mais ces gens-là ne font pas vivre des réseaux de stups parce qu’ils ne consomment pas assez.

“Une partie de la population est sous coke pour travailler”

La réalité, c’est qu’on a deux types de consommations massives. La première, c’est la consommation anxiolytique avec une population en détresse sociale et psychologique qui va s’enfumer dans le cannabis. Et donc les premiers consommateurs de stups, ce sont les gens des quartiers populaires, non pas parce que ce sont des salopards mais parce qu’ils sont dans une situation de détresse.  Ensuite, la seconde est liée à notre société de performance. Il y a plein de métiers maintenant où, sans coke, tu ne peux plus. J’ai constaté que les gens dans le BTP commencent à en prendre, les routiers sont presque tous sous coke, le monde de l’immobilier… Une partie de la population est sous coke pour travailler. Et après, quand tu prends beaucoup de coke, il faut fumer pour redescendre, quand tu fumes trop, faut prendre de la coke pour remonter. Bref, tu deviens chimique. 

On est dans une société qui pousse à consommer. Si on veut que les gens consomment moins de drogue, ça ne sert à rien d’interdire. Tu peux pas dire à un toxicomane “arrête-toi”, même en le punissant. Si tu prends un alcoolique et que tu lui dis “tu t’arrêtes”, il ne s’arrête pas. Voilà, c’est pareil. Il faut travailler sur “pourquoi on se drogue ?”. Il faudrait qu’il y ait plus de prévention, que la médecine du travail travaille là-dessus pour repérer les mecs et les faire rentrer dans un parcours de soins. Sauf qu’en France, on a presque pas d’addictologues et, en plus, comme la consommation est illégale, on est dans un cadre où les gens, quand on leur demande s’ils consomment, ils répondent non, parce qu’ils veulent pas tomber sous le coup de la loi.

“Il faudrait passer de la criminalisation du consommateur à le prendre en compte comme un malade. C’est une addiction.”

Que faire selon vous ?

Il faudrait passer de la criminalisation du consommateur à le prendre en compte comme un malade. C’est une addiction. Un mec sous coke, il n’est pas sous coke pour s’amuser. Il faut une dépénalisation lente, mais il y a une urgence qu’on peut faire vite : décriminaliser, rendre légal la consommation, comme au Portugal. Et ça changera rien, il n’y aura pas de pic de consommation, les consommateurs continueront à consommer, mais au moins on pourra les prendre en charge et leur donner du soin dans un cadre légal. Si tu fais ça et qu’en même temps tu mets des moyens – des addictologues, des centres de prévention, des salles de consommation qui devraient être des centres de prévention et de psychologie de l’addiction – si tu fais ça avec une grosse campagne de prévention et la médecine du travail, alors là, ça peut marcher.

Quels bénéfices pourraient-ils y avoir ?

Si tu mets en place ces mesures intelligemment, tu auras, comme au Portugal, une baisse de la consommation. Et même si, au début, cela demande un investissement, à long terme, avec moins de drames sociaux et moins de problèmes de santé publique, l’État économisera de l’argent en 5 à 10 ans. Mais ça demande du courage politique. Aujourd’hui, on fait exactement l’inverse : on tape sur les consommateurs. Les préfets, voyant que ça ne marche pas, accélèrent encore la répression. C’est une politique de droite : comme ça ne fonctionne pas, on en fait plus, et comme ça ne fonctionne toujours pas, on en fait encore plus. C’est une course à l’échec permanente.

“On part d’une logique simpliste : “s’il n’y avait pas de consommation, il n’y aurait pas de trafic”. Mais ça occulte totalement la question du “pourquoi les gens consomment ?”

Pourquoi persister dans une stratégie qui ne marche pas ? 

Parce que, d’un point de vue électoraliste, c’est efficace. On fait croire aux gens que taper sur les consommateurs, c’est lutter contre le trafic de stupéfiants. On part d’une logique simpliste : “s’il n’y avait pas de consommation, il n’y aurait pas de trafic”. Mais ça occulte totalement la question du “pourquoi les gens consomment ?”. Ensuite, on entretient le mythe que seuls des bobos gauchistes consomment. Or, ils ne sont pas assez nombreux pour faire vivre tout le marché de la drogue en France. La réalité, c’est que les consommateurs, ce sont des travailleurs, des chômeurs, des gens du quotidien. Mais admettre ça remettrait en question trop de choses. Donc, pour des raisons électoralistes, on préfère continuer à taper sur les consommateurs, même si ça ne marche pas. 

Alors, quelles solutions ?

Pour moi, il y en a trois : une décriminalisation intelligente, progressive, qui prend en compte les enjeux et les besoins. Former des professionnels de l’addiction : addictologues, centres spécialisés. Il faut que tout soit prêt avant de décriminaliser. Une grande campagne de prévention et d’éducation, dans les lycées, les universités, les entreprises. Une fois que l’on a mis en place les moyens nécessaires, alors seulement on décriminalise, de manière encadrée.

La deuxième chose, c’est un travail sur les vulnérabilités des gens des quartiers populaires, par exemple la santé mentale. C’est une urgence. Les jeunes qui ont des problèmes de santé mentale sont toujours exploités par les réseaux de stups. Il faut mettre des moyens. Il faut également renforcer la police judiciaire, la police d’enquête, plus que la police d’intervention, il faut écouter les magistrats, écouter les flics et leur donner les moyens. 

La Hollande, où le cannabis est légalisé, est souvent montrée comme un contre-exemple par de nombreux politiciens…

La Hollande, c’est l’échec absolu, libéralisme total, on fait ce qu’on veut. Il n’y a aucun travail de santé publique ni de gestion de la distribution. Cela veut tout simplement dire que le plus fort a gagné. Au bout de dix ans, le banditisme s’est organisé, ils ont le légal et l’illégal, ils ont tout de A à Z. Le système hollandais est un système à bannir, à fuir.  En effet, ceux qui veulent te dire que c’est dangereux, ils prennent en exemple ce système qui ne marche pas. Tous les autres sont imparfaits mais sont mieux : l’espagnol est mieux, l’anglais est mieux. Les Belges et les Italiens se mettent à faire quelque chose, les Canadiens, les Portugais aussi…

“Ce sont les antis, les Retailleau et compagnie, qui ont une politique absolument désastreuse pour la santé des gens”

[…] On est d’accord évidemment la cocaïne c’est pas bon, ça finit par faire des arrêts du cœur, évidemment le shit ça te grille le cerveau en plus s’il est coupé avec des mauvais trucs. On le sait, évidemment, il faut le dire. Pour autant les gens se droguent, autant prendre ça en compte et se mettre dans les meilleures conditions pour qu’ils se droguent moins, qu’on puisse prendre en charge les gens. C’est pourquoi il faut renverser le truc. Ce sont les antis [dépénalisation ou légalisation], les Retailleau et compagnie, qui ont une politique absolument désastreuse pour la santé des gens, pour le développement économique des cités, pour la considération d’une jeunesse. Et tout ça sans résultat, tout ça juste pour avoir un petit gain politique, c’est tout.

Photo : le journaliste, Philippe Pujol, prix Albert-Londres 2014. © Yohanne Lamoulère / Tendance Floue.

Propos recueillis par Cyril Durand

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