Dans ce coin de littoral aux allures de Californie, les propriétaires tissent des liens affectifs avec les lieux et leurs cabanes sur pilotis parfois depuis des générations, louant une ambiance singulière et chaleureuse. Reportage en quête de ce fameux “esprit des chalets” et première partie de notre série.
Dimanche de juillet, fin de journée, soleil tombant. Le vent balaye l’interminable plage des Chalets s’étirant sur 1, 8 km, faisant claquer les serviettes des baigneurs sur le sable et les voiles des kite-surf dans le ciel azur. Des jeunes s’affrontent sur les terrains de beach-volley installés en retrait de la ligne de côte, à coup de ballons et d’encouragements, devant la première rangée de chalets sur pilotis qui cache la forêt : un labyrinthe en dents de scie de 1 330 de ces habitations typiques(1), fait d’allées et de contre-allées. Une architecture singulière et pionnière, une forme de vie balnéaire héritée de pratiques locales (lire historique plus bas), une manière « autochtone » d’aménager le territoire et d’y séjourner. Tout un monde.
Entre individualisme et collectif
Un dédale de barbecues, de parties de pétanque et de maillots de bain séchant sur les cordes à linge. Un espace hors du temps qui transforme immédiatement le promeneur en paisible estivant. « Les chalets de Gruissan, c’est une ambiance particulière, un genre de camping amélioré », disent tous les propriétaires de chalets, majoritairement des Narbonnais et des Toulousains. Sur la terrasse de l’un d’eux, Régine, 78 ans, « chaletaine » à l’année, interrompt sa partie de mots fléchés, remonte ses lunettes de soleil et sort de son transat. « Les chalets, c’est un état d’esprit, dit-elle. C’est un peu bruyant l’été car il y a la proximité mais quand on a l’habitude, on ne s’occupe pas de ce que fait son voisin. »
Un Narbonnais, en pleine partie de boules, détaille cet esprit convivial qui règne entre ces chalets sans clôture. « Je viens depuis toujours, le notre est dans la famille depuis des générations. C’est un camping de luxe, si tu as envie d’être chez toi, tu restes sur ta terrasse, après si tu veux faire une pétanque ou une grillade, t’appelles les copains. » Une vie simple, proche des éléments qui, selon l’ethnologue Christian James Jacquelin dans une vaste étude sur les chalets(2), « génère un esprit particulier, mélange d’entre soi et d’individualisme. Les chalets de Gruissan ne laissent jamais indifférents, c’est un sujet passionnel et passionné ».
« Je ne me vois pas passer mes vacances ailleurs »
Plus loin dans l’allée, à l’arrière de son chalet blanc aux volets bleus, Brigitte nettoie sa voiture au jet d’eau avec sa fille et sa compagne. La souriante retraitée de 66 ans est l’incarnation de cette passion pour « l’esprit des chalets ». « Ici, les gens se connaissent et reviennent chaque été passer les vacances au même endroit. Les enfants grandissent ensemble, on va à la plage ensemble, on fait des grillades chez l’un, chez l’autre. Il n’y a que pour dormir que l’on se sépare », sourit l’heureuse propriétaire de ce chalet depuis 1997, payé à l’époque 430 000 francs. « Quand j’ai divorcé, j’ai tenu à le garder, je ne me voyais pas passer les vacances ailleurs.«
Un lieu plein d’agréables souvenirs pour elle comme pour sa fille, qui passait ici toutes ses vacances d’enfance en totale liberté. « J’avais un vélo, j’allais où je voulais, à la fête foraine, acheter des bonbons, à la pêche, puis en boîte de nuit plus tard. » Elle a aujourd’hui 35 ans et ne passe pas un été sans revenir. « C’est le point de chute, on s’y retrouve en famille avec son frère », poursuit Brigitte qui, pour accueillir enfants et petits enfants dans son chalet de deux fois 50 m2, pousse les murs. « Je vais le faire rehausser, c’est la seul façon que l’on a de les agrandir car il y a une empreinte au sol que l’on ne peut pas modifier.«
En effet, les propriétaires des chalets ne possèdent pas le terrain, situés sur le domaine maritime, mais payent une amodiation (entre 150 € et 300 € par an), un droit d’utilisation du sol(1). Et ne peuvent donc pas l’étendre ou construire de séparations entre les voisins, ce qui fait le charme de cette proximité. Seule solution pour gagner de la place : prendre de la hauteur ou investir l’espace entre les pilotis, bien qu’à l’origine, les constructions maçonnées étaient interdites à cet endroit, montée de la mer oblige.
« C’est uniquement du bouche à oreille »
La construction de la digue, en 1986, a tout changé : on a souvent construit au rez-de-chaussée et le béton a eu tendance à remplacer le bois. Un règlement municipal de 1994 a mis le holà, tentant d’interdire ces aménagements… Mais il a été souvent ignoré. « Petit à petit, tout le monde l’a fait puis personne a rien dit », indiquent Marco et Claudine, propriétaires de leur chalet depuis 2005. « On l’a acheté 110 000 € à cette époque avec le bas déjà construit« , précisent-ils.
Il n’est cependant pas aisé de devenir chaletain sur le tard, à moins de casser sa tirelire pour acquérir à grand frais ce titre de noblesse et la propriété qui va avec (lire notre article 2/3 consacré à l’immobilier). Ou être patient. « C’est uniquement du bouche à oreille, les gens se le donnent de générations en générations, sinon c’est quasiment impossible à trouver, ou alors à des prix exorbitants« , explique Pierre*, la cinquantaine, heureux propriétaire d’un chalet depuis peu.« J’avais toujours rêvé d’en avoir un, j’y allé en vacances avec mes parents, ça me rappelle l’enfance« , confie ce Narbonnais.
« Je ne vendrai jamais »
Les allées serpentent entre les chalets et leur terrasses, des affiches « à louer » placardées sur quelques-uns, les affaires de plage sont étendues et ondulent mollement dans le vent plus faible à l’abri des palissades. Tomates à la main, Jean-Claude, 67 ans s’apprête à gagner sa cuisine pour préparer le repas. « On habite ici à l’année depuis trois ans, on l’a depuis 1985, confie cet ancien viticulteur d’Armissan. Je ne vendrai jamais. » Comme d’autres, il est attaché à ce petit village d’irréductibles protégé par le vent et les éléments parfois hostiles pour ceux qui n’y sont pas préparés. « Quand des vacanciers viennent pour la première fois et qu’ils ont une semaine de vent, ils ne reviennent généralement pas« , s’amuse Jacques, 71 ans, de Seine-Maritime, chaletain estivant depuis 1975.
« Le vent a sauvé les chalets »
Serviettes sur les épaules, sourire aux lèvres, grosses lunettes de soleil rouges en forme de coeur sur le nez, Frida rentre de la plage avec sa fille. « Le vent du nord, on le maudit un peu mais il a sauvé les chalets, il a sauvé cette plage des constructions en tout genre parce qu’il prend la tête, les gens fuient la plage quand il y a du vent, et on n’est donc pas assailli de gens de passage« , se réjouit cette Toulousaine de 44 ans, qui vient ici depuis toujours. Selon elle, il y a aujourd’hui beaucoup de néo-chaletains, « mais ça se passe toujours bien, l’ambiance d’ici amène ça. De toute façon, on est très proche les uns des autres, on a pas trop le choix que de s’aimer ». En partant, on en vient un peu à envier l’éternel estivant qui passe sa vie dans les chalets de Gruissan.
Cyril Durand
(1) « Aujourd’hui 1330 chalets sont disposés sur 11 rangées. Parmi ce nombre, 300 habitations ne sont pas considérées comme des chalets car leurs propriétaires sont aussi propriétaires du sol », selon la Ville de Gruissan.
(2) « La vie de chaletain à Gruissan, un temps suspendu », par Christian James Jacquelin
aux éditions du Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée (2015).
* Prénom modifié.
Petite histoire sur pilotis
Les chalets, qui ne sont alors pas encore sur pilotis, apparaissent dans les années 1850 à Gruissan, à l’époque des premiers bains de mer et du début du tourisme balnéaire. En 1920, deux rangées de baraques sont construites. Puis, en 1939, le chemin devient carrossable et la plage compte près de 600 cabanes, six cafés-restaurants et un casino. Elles seront malheureusement toutes détruites durant l’Occupation, en 1943, l’armée allemande craignant un débarquement en Méditerrannée. La plage sera à nouveau praticable à partir de 1947 et les baraques reconstruites grâce aux « dommages de guerre » sur un plan en épi favorisant la vue sur la mer. À partir de 1950, l’entreprise Pecou d’Annecy apprend aux menuisiers gruissanais à construire des chalets et, en 1964, la plage compte 10 rangées et 1 020 propriétaires. Une onzième a été construite à partir de 2011.
Photo principale : la plage des Chalets depuis la mer © C Deschamps / Aude Tourisme.